Oedipe le Salon avec Délia Kohen

L’HORS DE MOI EN BOIS

Au dessus de nos têtes, il y a la voûte céleste.

En dessous il y a la voûte de ce que j’imagine possible.

Encore en dessous il y a la voûte de ce que je peux atteindre, réaliser.

Et encore, si j’arrive à faire suffisamment le vide en moi, il y a la voûte de l’intérieur de ma boîte crânienne.

  C’est une histoire pour réaliser ces photographies. Il faut que je prépare soigneusement tout le matériel dont je vais avoir besoin, que je l’embarque dans ma voiture et que je parte dans le Lot. Là, j’arrive près d’un hameau, aux jolies petites maisons de pierre beige, la façade souvent ornée d’une treille.

La Dordogne a creusé une large et profonde vallée bordée de falaises abruptes dans une campagne riche et douce.Cette immense cicatrice fait resurgir les souvenirs de notions de temps et de géologie glanées sur les bancs de l’école primaire. Des nombres de millénaires si abstraits qu’ils en sont un peu inquiétants. Une échelle de temps qui, maintenant qu’une grande partie de ma vie est passée, relativise à coup sûr l’importance de ce que je suis parti faire avec  ma torche, pour éclairer le monde, et mon lourd appareil de photographie, pour en garder quelques traces.

Il faut donc aller aux abords de la Dordogne, là où de nombreuses grottes ont accueilli, plus récemment, aux temps préhistoriques, les cérémonies et les rituels des Homo Sapiens. On prend la route, on passe quelques fermes le long d’une petite route étroite, puis on remonte un chemin chaotique où la voiture passe difficilement, jusqu'à l’orée d’un bois. Là, il faut laisser la voiture. Je m’équipe, m’habille chaudement, charge le matériel sur mes épaules, je mets une lampe frontale. Ensuite, pendant un kilomètre et demi il faut avancer, sur le chemin qui monte dans la forêt touffue. Tout est noir, c’est la nuit. Seul le petit faisceau de la lampe me permet d’éviter les creux et les bosses, les branches qui barrent l’étroit passage. On entend les oiseaux, les bruissements des feuilles, le petit faisceau tremblant éclaire les aspérités du sentier. Parfois, surtout la première nuit d’un nouveau séjour, des incidents inquiétants se produisent, comme si la forêt refusait sa nuit à ce prétentieux qui se prend pour un nyctalope.  Cela fait toujours peur de s’enfoncer dans la forêt la nuit, tout seul, loin de tout. Mais lorsqu’on sent, pas loin, juste à côté, le bruit sourd de la marche d’un sanglier qui résonne dans la terre, faisant vibrer le sol sous ses pieds, son souffle profond est là tout prés, mais on ne le voit pas, il est comme invisible, c’est effrayant et la peur m’accompagne pour le reste de la nuit. À un moment la sente débouche sur une sorte de promontoire, là, perché sur un rocher on domine toute la plaine. Juste sous mes pieds, un à-pic vertigineux, et on aperçoit le serpent noir et fluide des eaux de la Dordogne. Quelques brillances, quand il y a de la lune, laissent deviner son avance puissante et souple. On sent qu’elle vous absorberait sans y prêter la moindre attention, peut-être juste une petite ridelle si rapide qu’on ne la distinguerait même pas.

Au dessus de ma tête, il y a la voûte céleste, immense, infinie, glaciale… cruelle.

Elle s’étend bien au-delà de ce que notre conscience peut concevoir.

En dessous il y a la voûte de ce que j’imagine possible, elle est floue, diffuse, douce, bienveillante.

Encore en dessous il y a la voûte de ce que je peux atteindre, réaliser, de ce que j’arrive effectivement à faire.

Et encore, si j’arrive à faire suffisamment le vide en moi, il y a la voûte de l’intérieur de ma boîte crânienne, sur laquelle viennent se projeter ces images. Il « suffit » de la retourner, comme on retourne un gant, ou comme on retourne le corps d’un poulpe pour que l’intérieur, le subconscient, s’expose.

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Antoine Rozès  décembre 2014